L'élection d'un pape sud-américain, jésuite, ayant pris le nom de François, constitue à n'en point douter une belle nouvelle pour une Eglise engagée auprès des plus fragiles, et exigeante sur le plan intellectuel et spirituel. A cette occasion, je vous propose un texte sur l'idée de mission chez Saint Ignace de Loyola, Fondateur de la Compagnie de Jésus (rédigé à l'origine pour le Sénevé en 2003).
L'ordre des Jésuites semble indissociable de l'idée de mission. Pourtant, l'objet de cet article ne sera pas de relater les missions jésuites, mais plutôt de s'interroger sur l'idée de mission dans la pensée du fondateur de l'ordre, Saint Ignace, et de voir comment cette pensée a donné naissance à la vocation missionnaire de la Compagnie de Jésus.
Les vocations de Saint Ignace
Un des thèmes récurrents de l'Autobiographie de Saint Ignace est celui de l'enseignement des âmes. Comme Ignace lui-même a été enseigné par Dieu, qui l'inspire notamment dans la rédaction des Exercices spirituels, en le traitant « de la même manière qu'un maître d'école traite un enfant », il a la mission d'à son tour enseigner les âmes pour leur salut. Dès sa conversion, il se met à parler à son entourage « des choses de Dieu, pour le profit de leur âme »1. Cette volonté d'aider les âmes est présente dans toutes les actions du Pélerin (ainsi qu'Ignace se désigne lui-même), qui la met en pratique dans toutes les villes qu'il traverse. Ce devoir d'aider son prochain passe notamment par l'insistance mise sur les vices et les 7vertus, qui doit permettre le salut des âmes et la conversion des pécheurs. Ceci explique le rôle central des Exercices spirituels, écrits à Manrèse grâce à l'inspiration divine, avant même qu'Ignace n'étudie la théologie, ce qui lui vaudra la méfiance des autorités ecclésiastiques. En effet, les Exercices sont donnés par Ignace pour convertir les pécheurs et conduire à la perfection ; comme l'a écrit Saint François de Sales, « Les Exercices spirituels ont converti plus de pécheurs qu'ils ne contiennent de lettres. »
Cette mission s'accompagne d'une autre constante de la pensée d'Ignace : la nécessité de se laisser guider par l'intention de Dieu, de voir Dieu à l'oeuvre dans toutes les circonstances de la vie. Que le Pèlerin échappe à la maladie, aux périls, qu'il soit emprisonné, calomnié, il y voit la volonté de Dieu, à laquelle il faut se fier. Ignace se laisse envoyer en mission dans toutes contrées, sûr que Dieu se tient à l'intention qui l'habite : il est l'instrument de Sa plus grande gloire et n'enseigne les âmes que parce qu'il est sûr de réaliser ainsi le dessein du Seigneur. La mission d'Ignace se conçoit donc comme la conséquence de la volonté de Dieu telle qu'elle lui apparaît à travers les nombreux signes qui lui sont offerts, notamment les visions et extases mystiques.
Enfin, le fondateur de la Compagnie de Jésus se veut aussi le signe de la présence du Christ dans le monde. Le mot de compagnie peut se comprendre aussi au sens de la proximité, notamment si l'on se réfère à la vision dite de la Storta où « Dieu le Père le mettait avec le Christ »2 : par l'humilité, la pauvreté, l'enseignement, Ignace veut se rapprocher du mode de vie du Christ. La Compagnie de Jésus se veut le signe de la présence du Christ dans le monde.
Ces conceptions de la mission vont être utilisées pour fonder la Compagnie de Jésus : les dimensions d'enseignement et de conversion sont maintenues, tandis que l'idée de disponibilité aux intentions de Dieu devient l'acceptation de l'envoi aux quatre coins du monde.
La bulle pontificale de Paul III3, édictée en 1540, concrétise l'idée de mission d'Ignace, en fondant l'Ordre. Aider les âmes devient dans le texte papal « aider à l'avancement des âmes dans la vie et la doctrine chrétienne », but assigné à la compagnie. L'accent est mis principalement sur la « propagation de la Foi aux enfants et à ceux qui ne sont pas instruits dans la Foi », ce qui donne à l'ordre une triple vocation : envers la jeunesse, envers les habitants des Nouveaux Mondes, mais aussi envers les protestants, considérés à cette époque comme "hérétiques" et donc non instruits dans la Foi. L'éducation et l'activité missionnaire qui sont les deux ministères principaux des Jésuites découlent donc de la conception de la mission d'Ignace : ils détiennent le charisme d'aider les âmes et doivent donc se concentrer sur ceux qui n'ont pas encore été sensibilisés aux paroles du Christ ; cet enseignement permettra le salut des âmes, la conversion des coeurs. Ce qui chez Ignace était la volonté de suivre l'intention de Dieu devient, dans ce texte fondateur, l'idée d'une disponibilité aux desseins de Dieu. La Compagnie se place sous les ordres du Pape et ses membres peuvent donc être envoyés partout, « chez les Turcs ou tous les autres infidèles, même dans les Indes, soit vers les hérétiques et les schismatiques, ou vers les fidèles quelconques ». Cette idée de disponibilité à la mission confiée par Dieu s'accompagne comme dans la pensée ignacienne de la volonté de faire de celle-ci et de son succès le signe de la présence et de la gloire de Dieu sur terre, ce qui explique la devise de la Compagnie « Ad majorem Dei gloriam ».
Enfin, le nom même choisi par Ignace pour nommer l'Ordre témoigne de l'engagement militant de celui-ci au sein du monde. En plus de la dimension de proximité, ce nom de compagnie fait avant tout référence au domaine militaire, à une « milice du Christ » comme il est inscrit dans le texte de Paul III. Les premiers compagnons, rassemblés après le serment de Montmartre en 1534, répondaient à ceux qui les interrogeaient : « Nous sommes réunis sous la bannière de Jésus-Christ pour combattre les hérésies et les vices : nous formons donc la Compagnie de Jésus. »
Ainsi, les conceptions ignaciennes de la mission, fondées sur la volonté d'enseigner les choses de Dieu pour le salut des âmes ont donné naissance à la vocation missionnaire des Jésuites.
Sans aller jusqu'à désigner Saint Ignace, ainsi que le fait J. Crétineau-Joly, comme le « Christophe Colomb de la sanctification »4, il convient de voir en lui le continuateur des apôtres. Le Père Nadal, un des premiers compagnons, souligne cet aspect par cette assertion : « Paul représente notre ministère ». John O'Malley parle d'un modèle apostolique (« apostolic pattern »5), ce qui signifie à la fois la filiation avec un modèle ancien (celui des premiers apôtres), mais aussi l'originalité de la conception ignacienne de la conversion par la persuasion (notamment grâce au formidable outil que représentent les Exercices Spirituels). L'idée de mission va de pair avec cette conception de l'apostolat ; dans les Constitutions, l'exigence apostolique de la communauté est définie en ces termes : « voyager à travers le monde et vivre n'importe où il y a espoir de rendre grand service à Dieu et aider les âmes ».
Les premiers Jésuites sont aussi animés par un esprit militaire qui fortifie leur volonté apostolique. Le P. Nadal décrit les compagnons comme « Militare Deo sub vexillo crucis », des soldats de Dieu sous la bannière de la croix. Comme le montre J. Crétineau-Joly, Ignace considère le Christ comme un général combattant les ennemis de la gloire divine et appelant tous les hommes à se ranger sous son drapeau, ce qui explique son désir de former une armée dont Jésus serait « le chef et l'empereur »6. J. O'Malley nuance cette approche du dessein ignacien en insistant sur la volonté, par ce vocable militaire, de faire référence aux grands ordres médiévaux, et de revenir à une pureté première de l'engagement aux côtés du Christ, dans une période de corruption des ordres religieux traditionnels.
Cette approche donne aux premiers Jésuites un style missionnaire novateur. L'importance prise par la suite par les missions ne doit pas faire oublier le rôle joué par la Compagnie dans la Contre-Réforme, ou encore dans l'éducation (comme le rappelle le P. Polanco, chaque jésuite doit prendre part à la mission d'éducation). En ce qui concerne les missions lointaines, le premier grand jésuite missionnaire, Saint François-Xavier, est envoyé par le roi du Portugal Jean III aux Indes, à Goa. Cette date marque le début de l'essor missionnaire de la Compagnie, qui connaît son apogée au XVIIème siècle. Leur méthode se démarque à l'origine de celle des autres ordres missionnaires de l'époque, par la volonté de persuader, l'effort de discussion avec les indigènes (François-Xavier apprend ainsi les langues vernaculaires), la volonté de sensibiliser au message du Christ plutôt que de l'imposer sans en faire comprendre le sens. Certes, la méthode des compagnons peut être qualifiée d'« aggressive and apostolic »7, mais la dimension d'adaptation culturelle est aussi présente, dans la continuité de l'idée d'avancement des âmes par la révélation des « choses de Dieu ».
Un autre trait de cette activité réside dans l'intérêt porté par les Jésuites aux élites. Cette pratique est la conséquence de la volonté de faire progresser la cause de la Foi le plus rapidement possible. S'appuyer sur les élites revient à agir « Ad majorem Dei gloriam »8. De même la Compagnie cherchera souvent à jouer un rôle dans le gouvernement des âmes des élites européennes, notamment grâce à la présence de nombreux confesseurs jésuites dans les Cours. Ainsi ne faut-il peut-être voir dans la casuistique qu'une approche de l'avancement des âmes par la persuasion...
L'idée de mission dans la pensée du fondateur de la Compagnie de Jésus éclaire d'un jour nouveau l'activité missionnaire de l'Ordre, et sa place relative par rapport aux autres ministères, liées entre eux par ces deux idées centrales de la pensée ignacienne : d'une part, la nécessité d'aider les âmes à trouver le chemin vers le Christ, grâce au modèle de conversion et de persuasion que représentent les Exercices spirituels, et d'autre part, la soumission aux desseins de Dieu, par la disponibilité à l'envoi - particulièrement vers les populations que met en avant la bulle pontificale : les enfants et ceux qui ne sont pas encore instruits dans la Foi. Ces deux impératifs ne sont que les deux faces d'un même combat pour la plus grande gloire de Dieu et de Son fils Jésus.
Notes
L'association Cieux organise une rencontre interreligieuse et laïque le 10 novembre prochain à 19 h 30 à l'église évangélique luthérienne de la rue Kilford, sur le thème "Prière et paix". Venez nombreux à cette rencontre où s'exprimeront sur ce thème les représentants des différentes confessions. J'y participerai pour ma part, dans le respect du principe de laïcité, en prononçant une intervention sur le thème de la paix.
Les représentants des principaux cultes de Courbevoie, déjà très engagés en faveur du dialogue interreligieux au sein de l'Association CIEUX www.cieuxinternational.org, ont pris l'initiative d'organiser une première rencontre de dialogue interreligieux et laïque le mercredi 15 juin à 20 h au Stade municipal de Courbevoie.
Cette rencontre, sur le thème "Aveuglement - Fraternité : Quel est l'apport des religions dans notre Cité ?", permettra d'évoquer la place des cultes dans le débat public, leur rôle pour la fraternité dans notre ville, et de discuter des initiatives communes qui peuvent être réalisées pour favoriser la meilleure connaissance et compréhension possible. Elle s'inscrit dans une vision ouverte de la laïcité, qui rejoint les préconisations du Club 89 dont je suis secrétaire national en matière de nouveaux espaces de dialogue et de nouvelles libertés religieuses : http://jeanspiri.typepad.fr/blog/2011/04/conclusion-du-colloque-du-club-89-du-2-avril-sur-le-th%C3%A8me-des-libert%C3%A9s-religieuses.html.
Ainsi s'exprimeront lors de cette rencontre (dans l'ordre du programme) : Jacques Kossowski, député-maire, Salomon Sebbag, président de la communauté juive de Courbevoie - La Garenne Colombes, le Rabbin Alain Cohen, rabbin de la communauté juive, le Père Guy Rondepierre, curé de Saint-Pierre Saint-Paul, le Pasteur André Lazarus, pasteur de la paroisse luthérienne de Courbevoie, l'Imam Hatim Achikhan, imam de l'Association des Musulmans de Courbevoie, et Mohammed Hicham, président de l'Association des Musulmans.
Vous êtes tous les bienvenus, croyants, agnostiques, athées ! Pour ma part, je ne pourrai malheureusement y participer, ayant d'autres obligations prévues de longue date, mais j'espère que cette belle initiative sera renouvelée.
Le colloque du Club 89 organisé ce samedi 2 avril à l'Assemblée nationale sur le thème des libertés religieuses a rassemblé plus de 250 personnes venues écouter des spécialistes des religions reconnus, comme Jean-Paul Willaime, sociologue des religions, directeur de l'Institut européen en sciences des religions, Martine Cohen, sociologue, professeur des Universités, Thierry Rambaud, professeur spécialiste de droit comparé, Francis Messner, auteur du Dictionnaire du droit des religions en Europe, directeur de recherches au CNRS, et Lionel Obadia, professeur d’anthropologie des religions. Un grand merci aux intervenants, tous passionnants, et bravo à tous ceux qui ont organisé ce colloque, et notamment Thibault Duchêne.
Voici les conclusions qui ont été tirées de ce colloque par Benoist Apparu, Président du Club 89.
« Retrouver l’esprit de la loi de 1905 pour renforcer la relation entre la République et les cultes »
Voici plusieurs mois que le Club 89 a décidé de s’interroger sur la place des cultes dans notre République laïque. Des entretiens avec des personnalités politiques, des chercheurs et des responsables religieux nous ont permis de préparer au mieux le colloque du 2 avril dernier. Et lors de celui-ci, nous avons pu mettre en regard la réalité du paysage religieux actuel et l’évolution de notre conception de la laïcité grâce aux interventions très riches des universitaires invités, spécialistes des religions et du droit.
Au gré de ces échanges, nous avons constaté que la progression de nouveaux cultes en France avait été de pair avec une vision restrictive de notre conception de la laïcité.
La loi de 1905, référence absolue dans notre débat public, porte une approche multiforme de la laïcité. Elle promeut une laïcité de neutralité – l’Etat n’avantage aucun culte –, mais aussi une laïcité de composition – quand elle aborde la question des aumôneries – et même une laïcité de proposition - lorsqu’elle dispose que l’Etat garantit le libre exercice des cultes. Loin d’ignorer les cultes, la loi dispose que, pour garantir à tous la laïcité dans l’espace public et partagé, l’Etat doit permettre la pratique privée. Pourtant, notre conception de la laïcité s’est trop souvent restreinte à une laïcité de combat qui n’est pas celle de l’esprit de la loi, telle que l’a conçue Aristide Briand. L’enjeu de 1905, c’est-à-dire de ne pas laisser le magistère moral de la société aux églises, est aujourd’hui dépassé. Les religions peuvent jouer un rôle dans l’espace public sous la double condition que l’Etat n’en favorise aucune et que les valeurs républicaines s’imposent à elles.
C’est parce que la loi de 1905 assure depuis plus d’un siècle le vivre ensemble qu’il nous faut, tous ensemble, protéger, préserver et renforcer cette conception de la laïcité à la française.
En ignorant les problèmes actuels, en créant une pratique religieuse à deux vitesses, en opposant les pratiquants aux non croyants ; c’est bien la laïcité que l’on met en danger.
Il nous semble nécessaire d’octroyer de nouvelles libertés religieuses pour justement réaffirmer d’autant plus fortement la soumission des cultes aux valeurs de la République. Pour cela, nous proposons un véritable pacte entre la République et les religions, ce pacte que posait justement la loi de 1905 et qui doit être renouvelé, sur les mêmes fondements, dans le contexte religieux actuel. Précisons tout de suite pour celui qui voudrait nous faire un procès d’intention sur l’Islam, que cette question concerne par exemple la progression des mouvements chrétiens évangéliques ou encore celle du bouddhisme, tout autant que les mutations du judaïsme ou du catholicisme.
Notre conviction est simple : à de nouvelles libertés religieuses doit correspondre une fermeté réaffirmée concernant le respect de la loi par tous et pour tous.
Pour permettre cet équilibre, le Club 89 propose la création d’un Conseil national des cultes qui organiserait le dialogue entre l’État et les confessions religieuses représentatives – et favoriserait le dialogue entre elles. Ce Conseil pourrait bénéficier de l’apport de philosophes, sociologues, juristes, spécialistes des religions, afin d’enrichir sa réflexion et de créer un véritable de dialogue fondé sur la connaissance, la tolérance et le respect.
De même que Napoléon posa en 1807 un certain nombre de questions au Consistoire, il y a aujourd’hui des questions essentielles que nos concitoyens peuvent aujourd’hui se poser et sur lesquelles l’Etat doit interroger les cultes et s’interroger lui-même. C’est ensemble que nous devons trouver les réponses à ces questions, dans une vision de la laïcité qui redeviendrait ainsi un objet vivant et non « sacralisé ».
En termes de méthode, il appartiendrait au Conseil national des cultes d’organiser ce dialogue afin de parvenir à des conventions signées entre l’Etat et les cultes. Le Conseil veillerait par la suite à l’évolution de ces conventions. Ce Conseil permettrait de mieux prendre en compte la pluralité externe, mais aussi interne, des cultes dans notre pays, et de faciliter un dialogue permanent, comme c'est le cas en Alsace-Moselle.
Pourquoi ce Conseil national des cultes et pourquoi ouvrir ces débats ?
Combien de fois, en trois mois, avons-nous entendu ces questions ?
Nous n’avons pas, au club 89, la prétention d’apporter toutes les réponses. Mais, nos recherches nous ont permis de mettre en exergue une série de grandes interrogations.
La première de ces interrogations concerne les services publics et la laïcité. La pratique religieuse ne peut pas être en contradiction avec le fonctionnement normal des services publics, par exemple, quand une pratique religieuse ne permet pas d’être soigné correctement, ou gêne le fonctionnement des urgences hospitalières. Dès lors que ce principe est assuré, de nouvelles libertés peuvent être garanties. Le Club 89 propose deux avancées en la matière : l’une est l’adaptation des aumôneries, militaires, dans les hôpitaux, les prisons, prévues par la loi 1905, au paysage religieux actuel ; l’autre est le développement de carrés confessionnels dans les cimetières. Cette question touche à l’intime, et ne représente en rien une menace pour la laïcité : pourquoi freiner leur développement, conduisant certains de nos compatriotes à vouloir se faire enterrer à l’étranger ?
La deuxième de ces interrogations concerne l’éducation et la laïcité. Comment accepter que demeurent en France des écoles privées hors contrat où les enfants puissent être instruits de manière totalement incontrôlée, en ignorant parfois les lois de la République ? Certaines écoles ne proposent qu’une formation religieuse, et seul un contrôle visant à éviter l’illettrisme est prévu par la loi. Rien n’empêche aujourd’hui de créer une école créationniste, ou de ne proposer que l’apprentissage d’un texte religieux. Des exemples récents, comme celle d’une école intégriste à Bordeaux ne respectant pas les valeurs fondamentales de notre démocratie, ont montré l’urgence d’agir dans ce domaine. Il existe pour les établissements publics ou sous contrats, un socle commun de connaissances défini par la loi Fillon de 2005. Un dispositif similaire, qui garantit la formation de citoyens, doit être créé pour les écoles hors contrat qui rassemblent aujourd’hui 250 000 enfants. Sur la base du socle commun, il faut définir des grandes finalités qui constitueraient un cadre républicain pour la scolarité obligatoire. Elles concerneraient les matières suivantes, Français, mathématiques, Histoire et éducation civique, ainsi que les sciences naturelles, et seraient contrôlées régulièrement. Une telle disposition n’enlèverait rien à la spécificité des écoles privées hors contrat, mais garantirait l’intégration à la République de tous par l’école. Cette clarification doit aller de pair avec un encouragement à la contractualisation, qui permet d’assumer pleinement la dimension religieuse tout en garantissant le financement de l’éducation obligatoire.
La troisième de ces interrogations concerne la formation des ministres du culte. Aujourd’hui, certains rabbins sortant d’écoles talmudiques, des imams formés en écoles coraniques, ou des prêtres formés uniquement à l’étranger, ne bénéficient pas forcément d'une approche des lois de la République et de la conception française de la laïcité. Il ne s’agit bien sûr pas pour l’Etat de s’immiscer dans la formation théologique, mais de généraliser des cursus qui existent, à l’instar du D.U. « Etat, sociétés et pluralité des religions » de l’Université de Strasbourg, et proposent des cours sur l’histoire et les valeurs républicaines, ainsi qu’une partie pédagogique sur la transmission de savoir et le rapport philosophique à l’autre. Une telle formation pourrait être rendue obligatoire pour les ministres du culte, suivant des modalités à définir. Les professeurs de matières religieuses qui interviennent dans les écoles confessionnelles doivent également être mieux sensibilisés à la laïcité et au respect de l’autre. Bien évidemment, une telle obligation ne peut prendre effet que dans le cadre de ces conventions que nous appelons de nos vœux entre les cultes de France et l’Etat.
La quatrième de ces interrogations concerne le rôle de l’Etat comme garant de la liberté de pratiquer, et donc de bénéficier de lieux de culte. La lecture stricte de la loi de 1905 conduit à ne financer aucun lieu de culte, au nom du principe de neutralité. Cette vision a surtout conduit à figer le paysage des lieux de culte malgré les évolutions religieuses. Dans une convention qui porte des exigences fortes en termes de laïcité, comment pourtant ne pas aborder la question de la possibilité de pratiquer dans des conditions décentes, et respectueuses de l’ordre public, sa religion ? Il faut sortir de l’hypocrisie actuelle, où l’on déplore des pratiques qui sont la conséquence directe de l’absence de lieux de culte établis. Cette difficulté ne concerne pas seulement les musulmans, mais aussi, par exemple, les évangélistes. Là encore, les principes que nous jugeons aujourd’hui intangibles ont été l’objet de bien des adaptations au cours du temps. Depuis 1905, différentes techniques juridiques et financières ont été mises en place pour faciliter la construction de lieux de culte dans les communes en développement, comme les baux emphytéotiques, les garanties d’emprunt, voire même des dispositions spécifiques faisait exception à la loi. Ce sont ces techniques qu’il faudrait aujourd’hui étendre pour mieux correspondre à la réalité religieuse de notre pays. Un certain nombre de propositions contenus dans le rapport Machelon de 2006 pourraient servir de base à cette facilité nouvelle accordée à la construction de lieux de culte, qui serait ainsi mieux encadrée dans son financement comme dans son affiliation à un culte représentatif ayant passé une convention avec l’Etat, et respectueux de ses lois.
La cinquième de ces interrogations concerne la tolérance entre les religions, et le respect de l’absence de croyance religieuse. Si l’Etat accepte les cultes, ceux-ci ne doivent pas seulement reconnaître que les lois de la République s’imposent, ils doivent aussi reconnaître l’existence des autres cultes, autant que celle de l’athéisme, et promouvoir la tolérance. Cela peut se traduire par plusieurs propositions concrètes de la part des cultes comme de l’Etat, qui pourrait favoriser l’enseignement du fait religieux dans les écoles publiques ou privées sous contrat. C’est cette méconnaissance mutuelle qui peut être source de crispations et de conflits.
Un tel pacte trouve son fondement dans la loi de 1905, et ne constitue en rien une entorse à la laïcité. Bien au contraire, elle renforce son application concrète pour tous sans qu’elle ne soit perçue comme une limitation à la pratique religieuse de certains. L’objectif du Club 89 avec ce colloque était de présenter des nouvelles libertés religieuses qui facilitent la réaffirmation des lois de la République. Nous estimons que celles-ci sont aujourd’hui pour la plupart très claires, mêmes si elles doivent parfois être précisées dans leur application concrète comme l’a proposé Jean-François Copé. Si ce cadre juridique existe, le faire respecter suppose non seulement de la contrainte, mais aussi de l’adhésion. Si nous ignorons la demande réelle d’expression de la religion dans le cadre privé, alors nous favoriserons des résurgences identitaires et religieuses, celles qui justement fragmentent la société et envahissent l’espace public. L’intégration ne peut que reposer sur un double respect : celui de la sphère privée pour chacun, celui d’un espace public pour tous. C’est cela la République partagée et apaisée que nous voulons.
Benoist APPARU, Président du Club 89, Secrétaire d'Etat chargé du Logement
Cette tribune est parue dans Le Monde daté du 2 avril 2011.
La question de la prédominance de la République sur les religions est une question qui intéresse le débat public depuis 1789. De multiples étapes ont jalonné ce débat. J’en citerai trois qui correspondent chacune aux grandes religions monothéistes.
En 1807, Napoléon, souhaitant organiser le culte judaïque en France, adresse 12 questions sur la nature du culte et ses rapports à la nation à une assemblée de notables juifs. Les réponses, validées par un grand sanhédrin, sont à la base de la création des consistoires qui structurent toujours l’organisation du judaïsme de France.
La loi de 1905 est l’aboutissement logique de l’affrontement entre l’Etat et l’Eglise catholique. Elle met fin à un siècle de conflits, d’opposition entre le culte dominant et l’Etat français. Mais contrairement aux idées reçues, la loi de 1905 n’est pas un combat contre la religion et la liberté religieuse. Bien au contraire, l’Etat se pose en garant de la liberté religieuse et de son expression publique. Le législateur n’a pas souhaité enfermer la religion dans une dimension exclusivement privée. Il a simplement affirmé l’indépendance de l’Etat face aux religions mais aussi l’indépendance des religions face à l’Etat. L’Etat ne reconnaît aucun culte parce qu’il les reconnaît tous. Une loi qui se résume par cette belle formule de Jaurès, « permettre à des gens qui ne tomberont jamais d’accord de tout de même vivre ensemble ». Déjà le vivre ensemble…
La troisième étape s’ouvre en 2002 lorsque Nicolas Sarkozy lance la structuration du culte musulman de France, débat prolongé par le président Chirac avec la loi sur le voile à l’école et l’excellent rapport de la commission Stasi, et relancé plus récemment encore avec la loi contre la burqa promulguée en octobre 2010.
Ce débat est nécessaire. Nécessaire parce que la pratique religieuse évolue et qu’elle n’est pas figée depuis 1807 ou 1905. Nécessaire parce qu’il préoccupe nos concitoyens. Nécessaire parce que laisser le débat de la République laïque aux seuls extrémistes, de gauche ou de droite, serait un non sens politique. Nécessaire enfin parce que l’Islam est devenu la deuxième religion de France et des Français.
Un débat nécessaire mais un débat difficile. Difficile parce que sa matière, qui relève tout autant de l’intime que de la question sociétale, est complexe. Difficile aussi parce que ce débat ne peut se résumer en un débat pour ou contre le financement des mosquées et enfin parce qu’il comporte le risque de dériver très vite vers un débat pour ou contre l’Islam comme en témoignent déjà les réactions et incompréhensions récentes à l’évocation de l’ouverture de ce débat.
La question se pose donc sur l’intitulé même du débat qu’il est important de cadrer : est-ce un débat sur la laïcité ou un débat sur l’Islam ? Il ne saurait être question d’organiser un débat sur la nature de l’Islam comme religion parce que la règle théologique n’est pas du ressort public et qu’il ne peut être question de stigmatiser un culte. La question posée est donc bien celle des règles qui régissent les rapports entre la République française et l’ensemble des cultes en tenant compte du paysage religieux contemporain. L’Islam n’était pas une réalité française en 1807 ou en 1905, elle l’est désormais, et sa question de ses rapports avec la République doit être abordée.
Je sais que beaucoup considèrent la loi de 1905 comme constitutive du patrimoine républicain et à ce titre intouchable. Je comprends cette analyse même si je ne la partage pas. Cette loi a été modifiée à 13 reprises. On y a dérogé notamment pour permettre le financement de la Grande Mosquée de Paris sur fonds publics, en hommage aux 70 000 morts de confession musulmane qui avaient donné leur vie pour la France ! Ajoutons aussi que la loi de 1905 ne s’applique par ailleurs pas dans trois départements métropolitains : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle. Or personne ne considère que la République en soit absente, que les religions y sapent l’esprit civique et empêchent le respect des lois !
J’ai décidé, il y a plusieurs mois, d’organiser les travaux du Club 89 autour du fil directeur « les nouvelles libertés et les nouvelles sécurités ». Nous avons pris la décision d’aborder, sous cet angle, à l’occasion d’un colloque organisé le 2 avril prochain, la question des religions dans notre République, avec une idée constante : les nouvelles libertés religieuses ne pourraient être octroyées qu’à la condition d’une réaffirmation forte et intangible d’une soumission des cultes aux valeurs de notre République.
Je suis viscéralement attaché au principe de laïcité, comme valeur fondamentale de la République compatible avec les convictions religieuses de chacun. C’est en continuant dans la voie d’un laïcisme qui gomme la question religieuse contemporaine que nous affaiblirons la laïcité et contribuerons à la montée des intégrismes et au repli communautaire, autant de phénomènes que nos valeurs récusent et que l’immense majorité des croyants récusent.
C’est donc autant un principe de réalité que l’attachement aux valeurs fondamentales de notre République qui doivent nous conduire à oser sortir de nos blocages idéologiques si souvent contre productifs. En ignorant les problèmes actuels, en créant une pratique religieuse à deux vitesses, c’est la laïcité qu’on malmène. Et le principe est plus important pour moi que la loi, qui n’est qu’un outil.
Au nom de la République laïque je ne peux accepter l’influence de certains financeurs étrangers, je ne peux accepter la prière dans la rue, l’absence de formation républicaine des ministres des cultes, l’éducation religieuse sans contrôle, les inégalités basées sur le sexe. Ces pratiques, combattues par la plupart des musulmans, des juifs ou des chrétiens, sont contraires à nos valeurs. Aussi je crois essentiel de définir les valeurs que la République française refuse de négocier avec une quelconque minorité culturelle ou cultuelle. Mais demander le respect de nos règles par tous, c’est en retour faciliter l’exercice de la liberté religieuse. C’est donc s’interroger sur le financement des lieux de culte, c’est s’interroger sur le développement des contrats d’associations scolaires ou l’organisation des carrés confessionnels dans les cimetières.
C’est dans ce contexte qu’il faut se poser la question d’un nouveau pacte entre l’État et les religions. Ce pacte doit définir l’intransigeance républicaine sur nos valeurs fondamentales et les nouvelles libertés religieuses que nous pouvons accorder aux cultes français.
Benoist Apparu, Secrétaire d'Etat chargé du logement, Président du Club 89