Chaque année, des livres disparaissent définitivement. Les éditeurs envoient la majorité des exemplaires au pilon, n'en conservant qu'un nombre restreint. Il suffit de lire dans A la recherche de Sunsiaré de Lucien d'Azay que l'éditeur ne conservait plus que deux exemplaires du roman La messagère de Sunsiaré de Larcône publié en 1962. Certains échappent aux bibliothèques, voire, hors de France, au dépôt légal dans les bibliothèques nationales. D'autres se promènent dans les greniers et chez les bouquinistes, avant de disparaître dans l'usure de l'objet ou dans une poubelle. Et je ne parle pas du feu, le grand ennemi du livre. Dans son passionnant ouvrage, Livres en feu, Lucien X. Polastron raconte les grandes destructions de bibliothèques. Mais on peut aussi parler des feux d'entrepôts d'éditeurs, assez courants (qu'on se souvienne du drame des Belles-Lettres).
Aussi l'impératif de conservation des livres, notamment ceux épuisés au catalogue des éditeurs, est-il une priorité. C'est dans cette optique qu'il faut considérer l'accord entre Google et Hachette qui prévoit la numérisation des titres épuisés, dans le respect du droit d'auteur, de la non-gratuité et de la fixation du prix par l'éditeur. Un bon accord donc s'il est respecté. Les éditeurs - et cela vaut pour d'autres détenteurs de droits sur les oeuvres, musicales, audiovisuelles, ... - sont assis sur un patrimoine important qui n'est absolument pas valorisé à ce jour. C'est donc un impératif de les numériser d'une part, de les rendre accessibles d'autre part. Et il faut reconnaître qu'aujourd'hui c'est Google qui dispose des meilleurs moyens pour numériser rapidement ce patrimoine et le mettre en valeur.
Pas n'importe comment. Pas à n'importe quel prix. Et pas de façon exclusive. Bien évidemment. Je ne me réjouis pas de l'émergence d'un acteur unique de la numérisation et de l'accès au public du savoir loin s'en faut. Mais plutôt que de taper sur Google - dont certains pratiques sont contestables - voire illégales, et je considère comme parfaitement légitime le combat des éditeurs pour que cesse le pillage de leurs catalogues -, il faut se demander comment nous pouvons garantir le pluralisme de cet accès aux oeuvres.
Les projets de numérisation européens tardent à se déployer et sont conçus suivant des logiques de conservation qui ne prennent pas assez en compte la dimension d'accès au public. Sans compter que Google bénéficie déjà presque entièrement d'un monopole de l'accès. Le Ministère de la Culture, dans la cadre du grand emprunt, a lancé un processus de numérisation avec des crédits très importants. Mais cela suffira-t-il ? N'est-il pas temps d'accélérer ces initiatives ? Je connais plusieurs initiatives émanant d'organisations internationales, d'ensembles régionaux, de grands établissements pour faire progresser la numérisation, et parfois leurs sites sont formidables. Mais je suis toujours tombé dessus par hasard. Il faut également penser à l'organisation de ces portes d'accès au savoir.
Bien sûr, il est trop simple de résoudre le dilemme au titre de cet article. Car les enjeux dépassent l'objectif louable de la préservation du patrimoine, nous le savons bien, pour toucher à la marchandisation du savoir comme à l'accès à ce savoir.
J'ai bien conscience que le rêve de la bibliothèque absolue peut tourner au cauchemar totalitaire entrevu par Huxley, ou à une plus grande différenciation encore dans l'accès au savoir, avec de nouvelles hiérarchies imposées par un acteur unique (et des bibliothèques secrètes comme celles du Nom de la Rose). En ce sens, la mainmise de Google est un vrai danger. Mais il ne sert à rien de le répéter comme un mantra, alors même que l'objectif nous semble louable. Il est temps de porter cette question au niveau international comme au niveau de chaque Etat. Et serait-il possible de rêver qu'une organisation comme l'UNESCO, au lieu de se pencher sur le menu des Français, s'intéresse enfin à cette question centrale de la liberté d'accès et de la protection de la création dans un univers numérisé ?
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