La révélation du système d’espionnage de masse sur Internet organisé par le renseignement américain est une excellente nouvelle. Depuis des années, l’alerte était donnée. Une guerre informatique invisible changeait le monde. Les signes étaient partout mais ignorés par la plupart. L’affaire «Prism» oblige à ouvrir les yeux. La guerre des réseaux avait commencé de longue date. Elle est maintenant déclarée.
Un couple, la cinquantaine élégante, déjeune hier au restaurant non loin de ma table et l’acoustique me soumet à des bribes de leur conversation. «Crois-tu que cela soit vrai ? Que l’on est espionné sur Internet ?» demande l’épouse. «Oui, mais on n’a rien à cacher», répond-il. «Mais si !, dit-elle, souviens-toi !» Et les deux partent d’un discret et complice fou rire. De quel secret s’agit-il ? Je ne le saurai jamais. Il est à eux deux, il participe de leur identité, de leur dignité et - s’il ne cause pas de dommage à autrui - doit être inviolable. Cependant, si j’en avais connaissance, j’aurais soudain sur eux un pouvoir extraordinaire. Les petits secrets sont partie prenante de l’édifice fragile de nos vies. Et celui qui les tient tient tout.
Et nous, nous avons mis sur ces réseaux, carnet d’adresses, idées, messages, photos et la trace informatique indélébile de tous nos actes. S’y est créé un double numérique de nous-mêmes fait de nos données agrégées et qui fondera demain la décision de tiers à notre égard : embauche, assurance, emprunt ou location. Une photo du toutou échangée sur le réseau ? Dommage, le propriétaire du studio à louer n’aime pas les animaux.
La maîtrise de l’information sur soi est au cœur de la souveraineté individuelle. Nous l’avons abandonnée. Nous avons, sans les lire, accepté d’un clic ces contrats absurdes.
Ce renoncement aux droits fondamentaux met chacun, et au final le pays, dans un état de vulnérabilité abyssale. Une élue démocrate américaine, membre de la Chambre des représentants, déclarait cette semaine, après un briefing des services secrets : ce qui est dit dans la presse n’est que la partie émergée de l’iceberg… Cette éviscération collective de données, cette «datastrophe», n’est qu’une étape… Il y a pire : le démembrement programmé de notre écosystème social, politique, culturel et économique par ces réseaux.
Internet est le plus formidable multiplicateur de potentiel qui soit. Avec un mobile connecté, on change le monde ; sans connexion, on joue à lancer des oiseaux grincheux. Cet effet de levier exponentiel redistribue la valeur. Et il la concentre dans la principale industrie des réseaux : le logiciel.
Ces logiciels se sont organisés en réseaux de services informatiques coordonnés entre eux : moteur de recherche, réseau social, carnet d’adresses, carte, calendrier, portefeuille électronique. Ces logiciels intègrent à leur dynamique : terminaux, système d’exploitation, services et serveurs, jusqu’aux infrastructures de télécommunications ; on les appelle des résogiciels.
Le résogiciel est le futur de nos industries. Un exemple avec l’automobile. Qui contrôle le système d’exploitation du mobile gagne la bataille de l’informatique embarquée dans le véhicule. Qui voudra d’un système incompatible avec son mobile sans relation avec ses préférences, d’une carte différente, d’autres commandes ? Celui qui contrôle l’informatique automobile suit les déplacements et donc supervise le trafic, l’anticipe et naturellement en vient à maîtriser la signalisation routière intelligente. Demain, c’est le résogiciel automobile qui déterminera le choix de la voiture. Et il en captera la valeur. Souvenez-vous, avec le PC, la valeur est passée de la machine au logiciel.
Ce transfert de valeur vers le résogiciel est duplicable pour chaque industrie, pour l’agriculture, le divertissement, l’éducation, les télécommunications, la banque, la santé… Et puisqu’aucun de ces résogiciels n’est français, ni même européen, et que par ailleurs ils évitent tant notre droit que notre fisc, nous y perdrons tout, emplois, talents, forces, ressources et liberté.
Contre cet asservissement, cet appauvrissement, contre la perte de notre souveraineté numérique et donc de notre souveraineté tout court, la réponse est connue et s’imposera : faire de notre principal opérateur de télécommunications le moteur et le catalyseur de la mise en réseau du pays et de nos industries. En faire le garant de la liberté et de la vie privée. Ce sera sa nouvelle mission de service public. Nous imposerons la localisation des serveurs en Europe et instaurerons la propriété des données informatiques personnelles, seule à même de mettre fin au pillage dont nous sommes victimes. Nous sommes du bétail à données, un minerai humain qui «like». Quant à vous, lecteurs, si vous lisez cet article subversif sur écran, vous êtes probablement devenu suspects pour un serveur lointain.
Mais la guerre des réseaux est aussi une chance. Cette adversité absolue nous sublime. Elle appelle, non pas le repli mais le génie. Le moment est venu de reprendre notre place, de retrouver notre futur.
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