La politique, c'est la vie, c'est la capacité à être en prise avec le réel, à comprendre des attentes et des besoins, y apporter des réponses ; c'est aussi être capable de veiller à la cohésion de la société tout en la mettant en mouvement, vouloir perpétuellement construire un intérêt général qui transcende la somme des intérêts particuliers.
Aussi la femme ou l'homme politique ne peut-il être qu'un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante s'il lui manque l'épaisseur : l'épaisseur politique, des convictions, la construction d'une ligne cohérente (qui ne sont pas incompatibles avec le pragmatisme et la conscience que toute décision se trouve limitée dans un univers de compossibles), mais aussi et surtout l'épaisseur humaine.
Cette épaisseur est tout d'abord économique et sociale, au sens où l'homme politique doit être impliqué dans la vie civique, doit partager des réalités simples, avoir une expérience professionnelle ou tout au moins le souci de se tenir au courant de ce qu'est la réalité de l'économie. Comment vouloir sérieusement prendre des décisions quand on ne connaît pas la réalité dans laquelle elles s'appliqueront ?
C'est ensuite l'épaisseur intellectuelle, nécessaire pour appréhender l'âme huimaine, la complexité du monde, l'évolution de la société. Cela ne signifie pas seulement lire des essais politiques (combien d'ailleurs le font-ils vraiment, se contentant souvent de fiches), ou bien des essais historiques, sociaux, économiques ; cela signifie aussi se tenir au courant du mouvement des idées, de la littérature contemporaine, savoir puiser dans la littérature classique des leçons, ou bien seulement du plaisir. C'est aller voir des spectacles, savoir faire preuve d'ouverture d'esprit. Autrefois, la vente de la bibliothèque d'un hommme politique était un événement ; aujourd'hui, cela semble inimaginable. L'homme politique érudit se cache le plus souvent, travaillant au contraire sa mauvaise syntaxe et ses références de culture pop, ou alors se met en scène.
C'est bien sûr l'épaisseur humaine et personnelle, la capacité à profiter de la vie, à garder des temps de loisirs, à voyager, à méditer, à cultiver ses passions, à assumer une vie de famille et amicale riche. Quel rapport avec la politique ? Etre en prise avec la réalité, c'est avant tout vivre sa vie d'humain, avec ses joies, ses peines, sa temporalité. Etre capable de recul et de discernement en politique, c'est ne pas surinvestir ce domaine. Etre en résonance avec les électeurs, c'est ne pas oublier que les mêmes fondamentaux de la vie nous concernent tous.
Cette notion d'épaisseur semble bien dépassée aujourd'hui, à l'heure où l'indignation, la réflexion de fond, le long travail silencieux ont fait place aux éléments de langage calibrés, où la petite phrase de la dépêche AFP est devenue la mesure de toute chose, où même le sondage a été remplacé par le buzz média. C'est le règne de l'immédiateté, un système mortifère en vase clos où la sphère médiatique a remplacé la sphère réelle. On est loin du temps de la formation de l'intérêt général, loin du temps nécessaire à la construction des politiques publiques, loin du recul nécessaire à la perception des "transformations silencieuses" (F. Jullien) qui affectent nos sociétés.
L'hypermédiatisation oblige l'homme politique à être sur le terrain, un terrain qui ne peut être que village Potemkine traversé à toute allure, à courir les plateaux en permanence, à avoir une disponibilité de tous les instants : mais quand donc travaille-t-il, réfléchit-il, vit-il ? Pas étonnant alors que ces ministres soient interchangeables, que ces parlementaires soient inaudibles, que les gaffes se multiplient.
Certains hommes politiques échappent heureusement à ce travers. Et comme Edgar Faure, fin lettré et pianiste, comme Justin Godart méconnu en France mais célébré en Albanie et en Israël, ils laisseront une empreinte dense et complexe qui résistera à l'écume des jours.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.