Débattre de l’égalité des chances, comme nous l’avons fait hier soir avec nos quatre intervenants que je tiens à remercier, c’est revenir aux fondements de la philosophie politique et de la question de la justice sociale, c’est interroger le socle même de notre République, inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen qui stipule : « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
Mais si nous sommes d’accord sur ce principe, les modalités pour y parvenir sont encore l’objet de débat, débats idéologiques entre tenants d’une vision en termes d’égalité des places contre tenants d’une vision en termes d’égalité des chances, débats pragmatiques sur la possibilité de réaliser l’égalité des chances à l’école, dans le monde professionnel, etc. Nous avons aussi vu comment les politiques d’égalité des chances s’étaient parfois limitées à ne viser que l’excellence, laissant ainsi sur le bord du chemin toutes celles et tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent prétendre à l’excellence ! D’autres formes de réussites sont possibles, et il faut aussi casser nos conceptions limitées à un seul modèle de réussite scolaire et professionnel, pour laisser justement plus de chances à atteindre. C’est cela la liberté des chances.
Nous avons également vu comment des objectifs égalitaristes s’étaient révélés contre-productifs, et que l’inégalité devait parfois être corrigée par l’inégalité.
Sur un sujet aussi vaste, il fallait faire des choix et nous avons décidé d’aborder sous l’angle de l’école ; en effet, l’école est à la base du projet intégrateur et social de la République, mais c’est aussi là que les exemples les plus criants d’échecs d’une politique d’égalité peuvent être trouvés. Merci à nos intervenants Philippe d’Iribarne, Fleur Pellerin, Daniel Laurent et Raynald Rimbault d’avoir répondu favorablement à l’invitation du club 89 et de nous avoir éclairés sur ces points.
Certes, grâce aux concours mais aussi à un appui financier de l’Etat sous la forme de bourses, la République Française a permis au plus grand nombre d’accéder à la voie du possible par l’instruction. Certes, notre pays s’est doté d’un système d’éducation de « masse » tout en développant un modèle élitiste sur la base de la méritocratie. Et, pourtant, au-delà des symboles, nul n’ignore la sélection sociale et culturelle très marquée dans l’accès aux grandes écoles. Ainsi, les fils de cadres et d’enseignants ont toujours beaucoup plus de « chances » d’intégrer une grande école que les enfants issus des milieux populaires. Ce qui est vrai pour la grande école l’est aussi pour la « petite ». Comment faire pour enrayer le fait que les collégiens de l’éducation prioritaire sont 27,1% à avoir du retard à l’entrée en 6ème contre 12,1% ailleurs ? Pourquoi un enfant d’ouvrier est plus souvent diplômé de l’enseignement professionnel (36%) que les enfants d’indépendants, cadres et techniciens (18 %) ? pourquoi seuls 34 % des enfants d’ouvriers ont obtenu un bac général contre près de 76 % pour les enfants de cadres ? Le pire est que cette situation ne cesse de se dégrader, en dépit des chiffres en trompe l’œil du pourcentage de bacheliers dans une tranche d’âge.
Entendons nous, certes décriée, certes mise à l’index par les études internationales, la France n’a pas à rougir ni de son système scolaire, ni des valeurs de la communauté éducative. Mais, il est urgent d’assumer que l’école est le lieu où se concentrent les premières inégalités et qu’une partie de notre réponse publique doit évoluer. L’origine sociale ou l’origine géographique sont encore déterminantes aujourd’hui pour réussir dans la vie et accéder à l’emploi. Les efforts réels des pouvoirs publics en faveur des territoires défavorisés dans le cadre de la politique de la ville notamment (création des zones d’éducation prioritaire ou ZEP, des Zones franches urbaines, etc.) n’ont pu éviter le retour des crises et violences urbaines nourries par un sentiment d’injustice. Notre système éducatif échoue pour certains et ce, malgré un budget annuel de 60 milliards d’euros.
Dans ce contexte d’échec relatif des politiques publiques, la proclamation réitérée des valeurs de la République (égalité des droits, égalité des chances…) n’apparaît-elle pas largement incantatoire ? Il ne suffira pas d’adapter sans cesse le modèle actuel, ou comme le suggèrent le mouvement des jeunes socialistes dans un déplacement en banlieue, de mettre en réseau les associations pour un meilleur échange de bonnes pratiques ! Ce genre de bonnes paroles ne change rien : sur un tel sujet, il faut avoir de l’ambition !
Réaliser un « Yes we can » à la française commence par libérer les possibles, multiplier les chances à saisir, dès l’école. Encore faut-il que ces chances soient distribuées équitablement, c’est à dire compenser les chances offertes à la naissance pour certains par d’autres possibilités. Et donc réintroduire de l’inégalité.
Nous pensons au Club 89 qu’une dose d’inégalités au profit des plus fragiles est devenue vitale. Attention, cela ne veut en aucun cas dire défavoriser les uns ou les autres. Mais donner à tous davantage de possibles. Les plus fragiles, ce ne sont pas seulement les enfants défavorisés, ou dont les parents ne parlent pas français ! Cela peut être n’importe lequel de nos enfants qui rencontre des difficultés d’adaptation au système scolaire, des difficultés de langage, de concentration, etc. Et aider les plus fragiles, c’est garantir la cohésion sociale et le dynamisme économique de demain, au profit de tous.
Les propositions du Club 89 ne concernent pas les contenus enseignés à l’école, dont nous savons tous le rôle central, mais plutôt la place de l’école en tant qu’institution.
La première piste est celle de l’autonomie et de la responsabilisation.
Parmi les nouvelles voies qui doivent être explorées, l’autonomie des écoles primaires est une priorité. Au même titre que les collèges ou les lycées, l’école primaire doit se doter de véritables directeurs et d’une liberté de gestion par rapport aux collectivités locales. L’autonomie pour l’ensemble de ces établissements signifie également plus de mobilité et de souplesse dans l’administration des ressources humaines : est-il inconcevable d’expérimenter la possibilité pour les chefs d’établissements de recruter directement leurs professeurs ? Est-il inconcevable d’offrir aux enseignants qui se consacrent à des élèves en grande difficulté pendant quinze années d’accélérer leur carrière ? Est-il impensable d’expérimenter dans les communes volontaires le principe d’une séparation des emplois : enseignement conservé par l’Etat et emplois périscolaires (secrétariat, ASH etc.) assurés financièrement par les collectivités locales ?
Donnons à nos écoles, la possibilité de conduire un enseignement aux plus près de leurs élèves, en réformant le système de dotation horaire global. Instaurons une dose d’autonomie pédagogique en laissant la possibilité à la communauté éducative (chefs d’établissement, enseignants et parents) de décider du contenu d’un certain nombre d’heures d’enseignement. Qui mieux qu’eux connaissent nos enfants ? Expérimentons cette nouvelle liberté en leur accordant une plus grande confiance !
En parallèle, nous devons inventer des solutions plus souples et plus ciblées que les zonages (ZEP/ZUS/ZFU/ZRR…) qui sont discriminants et contre productifs en terme d’attractivité et d’image, avec de vrais contrats tripartites d’établissement, entre l’Etat, les collectivités locales te l’établissement pour un projet éducatif et social, avec des moyens correspondant, en sortant des rigidités actuelles. Il faut aussi permettre la généralisation d’« internats » ou « campus éducatifs » (infrastructures de qualité, pratique du sport, des projets communs, etc…) et ce dès le plus jeune âge. La solution des partenariats publics/privés est une piste à explorer. Ces structures garantissent la mixité sociale, elles renforcent le sentiment d’appartenance au corps social par l’apprentissage des codes de la vie en société et apprennent l’ouverture et la mobilité en sortant les élèves de leurs quartiers.
Des expérimentations pourraient être menées pour mieux appréhender les conséquences de l’autonomie.
La deuxième piste est celle d’un pacte familial éducatif renouvelé.
Autre évolution : repenser le rôle de l’école par rapport à celui de la famille, ou plutôt des familles. La famille a évolué et il est impensable aujourd’hui de figer des réponses sans prendre en compte les situations. A titre d’exemple, il y a en France 2,5 millions d’enfants issus de familles monoparentales. Les rapports de l’Observatoire de l’action sociale décentralisée, du comité français d’éducation pour la santé soulignent leurs problèmes de santé, d’addiction ou de maltraitance. Récemment, une enquête Ipsos révélait aussi que près de 70% femmes seules élevant des enfants avaient des difficultés à boucler les fins de mois. Il faut aussi prendre en compte les difficultés particulières des enfants dont les parents ne parlent pas Français, que le HCI estime à 35 000 élèves.
Alors pourquoi ne pas imaginer d’aller plus loin dans le soutien de nos élèves en difficultés financières, en réformant les bourses, vaporisées sur de très nombreux ayant droit, sans lien avec la réussite, donc inefficaces. Pourquoi ne pas inventer une « super bourse » : gratuité de services et de prestations ou des partenariats larges avec le privé pour la création de convention avec les entreprises privées et publiques qui donneraient droit à des ordinateurs, téléphones, transports, livres, cinéma, matériels divers…
Pourquoi ne pas avoir le courage de fermer certains établissements dont l’image est associée à l’échec et les transformer, en lien avec les collectivités locales, en internats ou en de nouveaux lieux de vie ? Il faut de toute façon davantage ouvrir les établissements sur le monde. Ils sont la propriété des collectivités locales, et peuvent être utilisés pour des activités sociales. Ils pourraient ainsi être utilisés utilement lors des week-end ou des congés (salles polyvalentes, équipement informatique, restauration, théâtre, sport etc…).
Pourquoi ne pas davantage cibler les activités périscolaires dans les établissements, très développées, mais pas toujours évaluées ? Il fait renforcer les études dirigées bien sûr, avec un accent mis sur la lutte contre l’illettrisme et l’innumérisme. Cela ne veut pas dire augmenter le nombre d’heures de cours, déjà important, mais ne pas oublier que l’objectif d’apprendre les fondamentaux est compatible, voir complémentaires, avec d’autres activités permettant à certains enfants de rattraper leur retard en termes de capital culturel ou social.
Pourquoi ne pas généraliser les opérations « ouvrir l’école aux parents pour réussir l’intégration », comme le recommande le HCI. Les parents doivent aussi se réapproprier l’école. Il est nécessaire de donner plus de prérogatives aux parents en donnant un statut aux associations de parents qui pourraient gérer des activités, et en créant, lorsque cela est nécessaire, de véritables « écoles des parents ». Cela permettrait aussi de donner plus de sens au lien entre allocations familiales et suivi des obligations scolaires, une mesure qui ne peut fonctionner que si elle est accompagnée.
La troisième piste est d’entretenir la mobilité dès l’école, et tout au long de la vie.
Le système d’orientation ne cesse d’imposer des biais vers un système d’excellence qui ne sert que la reproduction sociale. D’autres systèmes scolaires savent mieux valoriser la diversité de l’excellence et donner de la valeur à des types de diplômes très différents. C’est d’ailleurs la même vision déformée qui conduit souvent à limiter la politique d’égalité des chances aux seules grandes écoles. Mais l’égalité des chances, c’est d’abord la multiplicité et la diversité des chances à saisir, des places à atteindre. C’est pour cela que nous sommes pour une liberté des chances, qui favorisera mieux l’égalité.
Pour cela, il ne faut pas hésiter à organiser davantage la rencontre entre le monde éducatif, les jeunes et le monde de l’entreprise. Pour cela, il faut aussi changer la vision très linéaire des parcours que l’on inculque aux jeunes dès l’enfance, en valorisant les changements de parcours, les années sabbatiques au service d’une cause ou les engagements comme le service civique. Donner le droit à la différence, à l’erreur, c’est donner davantage confiance à chacun dans sa possibilité de s’en sortir, c’est favoriser la mobilité sociale. Mais pour cela, encore faut-il que les entreprises intègrent mieux, comme savent le faire leurs homologues anglo-saxonnes la richesse de parcours divers, et que les mécanismes de validation des acquis de l’expérience viennent mieux reconnaître ce que l’on n’apprend pas forcément pendant ses études !
Au Club 89, ce débat, nous ne faisons que l’amorcer, car l’objectif était bien de poser le cadre d’une nouvelle vision de liberté des chances qui commence à l’école. "L'égalité des chances, c'est le droit de ne pas rester prisonnier de son origine, de son milieu, de son statut. C'est l'égalité, mais actuelle, face à l'avenir" écrit André Comte Sponville. C’est cette définition que nous reprenons à notre compte, qui doit nous guider dans nos réflexions.
Libérer les chances, sécuriser les parcours de vie, je souhaite que nous puissions creuser ces propositions, en réunissant experts et praticiens, par des débats dans nos clubs locaux, par des échanges sur notre site internet. Ainsi serons-nous en mesure de proposer au printemps des mesures pour allier ambition scolaire retrouvée avec l’égalité des chances.
Benoist Apparu,
Secrétaire d’Etat chargé du logement, Président du Club 89
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