La mort d'Edouard Glissant, écrivain, poète, philosophe martiniquais, nous rappelle combien la littérature ultramarine reste trop méconnue en métropole, alors qu'elle compte des auteurs extrêmement brillants - bien plus d'ailleurs que certains qui occupent les dévantures des librairies parisiennes. Elle nous rappelle aussi que nous avons la chance d'avoir cette littérature et cette vision du monde qui pourrait enrichir la vision française de son rapport aux autres, de sa place dans la culture mondialisée, et que nous ne savons pas assez utiliser cette chance pour nous interroger et construire notre identité-relation au monde.
Edouard Glissant a dessiné les contours d'une vision profonde et complexe de la mondialisation culturelle et des identités, au travers de concepts comme la "créolisation" et le "tout monde". Pour ma part, j'avais été frappé, à la lecture d'une interview de Glissant il y a quelques années, par la pertinence et l'intelligence de ses concpets, qu'il a développés dans des livres magnifiques comme Traité du Tout-monde (1997) ou La Cohée du Lamentin (2005), à mi-chemin entre poésie et philosophie.
Voici quelques extraits de cette fameuse interview donnée au Monde 2 en 2005 :
"Qu'entendez-vous par la nécessité de développer une "pensée du tremblement", à laquelle vous consacrez votre prochain livre ? Selon vous, seule une telle pensée permet de comprendre et de vivre dans notre monde chaotique et cosmopolite ?
Edouard Glissant : Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s'entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s'entremêlent, où ceux qui s'effraient du métissage deviennent des extrémistes. C'est ce que j'appelle le "chaos-monde". On ne peut pas diriger le moment d'avant, pour atteindre le moment d'après. Les certitudes du rationalisme n'opèrent plus, la pensée dialectique a échoué, le pragmatisme ne suffit plus, les vieilles pensées de systèmes ne peuvent comprendre le chaos-monde.
Pourriez-vous donner une définition de la "créolisation" ?
La créolisation, c'est un métissage d'arts, ou de langages qui produit de l'inattendu. C'est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C'est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l'interférence deviennent créateurs. C'est la création d'une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l'uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse…
Selon vous, l'Europe se créolise. Vous n'allez pas faire plaisir au courant souverainiste français…
Oui, l'Europe se créolise. Elle devient un archipel. Elle possède plusieurs langues et littératures très riches, qui s'influencent et s'interpénètrent, tous les étudiants les apprennent, en possèdent plusieurs, et pas seulement l'anglais. Et puis l'Europe abrite plusieurs sortes d'îles régionales, de plus en plus vivantes, de plus en plus présentes au monde, comme l'île catalane, ou basque, ou même bretonne. Sans compter la présence de populations venues d'Afrique, du Maghreb, des Caraïbes, chacune riche de cultures centenaires ou millénaires, certaines se refermant sur elles-mêmes, d'autre se créolisant à toute allure comme les jeunes Beurs des banlieues ou les Antillais. Cette présence d'espaces insulaires dans un archipel qui serait l'Europe rend les notions de frontières intra-européennes de plus en plus floues.
La notion d'identité nationale, ou ethnique, ou tribale devient beaucoup plus difficile dans un monde-archipel. Il faudrait mieux, selon vous, s'ouvrir et se forger ce que vous appelez dans votre essai Poétique de la relation : une Identité-relation ?
Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l'homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L'Identité-relation, ou l'"identité-rhizome" comme l'appelait Gilles Deleuze, semble plus adaptée à la situation. C'est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l'unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l'étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s'identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l'autre.
Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C'est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l'autre du point de vue d'une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Maintenant, c'est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement."
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