L'élection d'un pape sud-américain, jésuite, ayant pris le nom de François, constitue à n'en point douter une belle nouvelle pour une Eglise engagée auprès des plus fragiles, et exigeante sur le plan intellectuel et spirituel. A cette occasion, je vous propose un texte sur l'idée de mission chez Saint Ignace de Loyola, Fondateur de la Compagnie de Jésus (rédigé à l'origine pour le Sénevé en 2003).
L'ordre des Jésuites semble indissociable de l'idée de mission. Pourtant, l'objet de cet article ne sera pas de relater les missions jésuites, mais plutôt de s'interroger sur l'idée de mission dans la pensée du fondateur de l'ordre, Saint Ignace, et de voir comment cette pensée a donné naissance à la vocation missionnaire de la Compagnie de Jésus.
Les vocations de Saint Ignace
Un des thèmes récurrents de l'Autobiographie de Saint Ignace est celui de l'enseignement des âmes. Comme Ignace lui-même a été enseigné par Dieu, qui l'inspire notamment dans la rédaction des Exercices spirituels, en le traitant « de la même manière qu'un maître d'école traite un enfant », il a la mission d'à son tour enseigner les âmes pour leur salut. Dès sa conversion, il se met à parler à son entourage « des choses de Dieu, pour le profit de leur âme »1. Cette volonté d'aider les âmes est présente dans toutes les actions du Pélerin (ainsi qu'Ignace se désigne lui-même), qui la met en pratique dans toutes les villes qu'il traverse. Ce devoir d'aider son prochain passe notamment par l'insistance mise sur les vices et les 7vertus, qui doit permettre le salut des âmes et la conversion des pécheurs. Ceci explique le rôle central des Exercices spirituels, écrits à Manrèse grâce à l'inspiration divine, avant même qu'Ignace n'étudie la théologie, ce qui lui vaudra la méfiance des autorités ecclésiastiques. En effet, les Exercices sont donnés par Ignace pour convertir les pécheurs et conduire à la perfection ; comme l'a écrit Saint François de Sales, « Les Exercices spirituels ont converti plus de pécheurs qu'ils ne contiennent de lettres. »
Cette mission s'accompagne d'une autre constante de la pensée d'Ignace : la nécessité de se laisser guider par l'intention de Dieu, de voir Dieu à l'oeuvre dans toutes les circonstances de la vie. Que le Pèlerin échappe à la maladie, aux périls, qu'il soit emprisonné, calomnié, il y voit la volonté de Dieu, à laquelle il faut se fier. Ignace se laisse envoyer en mission dans toutes contrées, sûr que Dieu se tient à l'intention qui l'habite : il est l'instrument de Sa plus grande gloire et n'enseigne les âmes que parce qu'il est sûr de réaliser ainsi le dessein du Seigneur. La mission d'Ignace se conçoit donc comme la conséquence de la volonté de Dieu telle qu'elle lui apparaît à travers les nombreux signes qui lui sont offerts, notamment les visions et extases mystiques.
Enfin, le fondateur de la Compagnie de Jésus se veut aussi le signe de la présence du Christ dans le monde. Le mot de compagnie peut se comprendre aussi au sens de la proximité, notamment si l'on se réfère à la vision dite de la Storta où « Dieu le Père le mettait avec le Christ »2 : par l'humilité, la pauvreté, l'enseignement, Ignace veut se rapprocher du mode de vie du Christ. La Compagnie de Jésus se veut le signe de la présence du Christ dans le monde.
Ces conceptions de la mission vont être utilisées pour fonder la Compagnie de Jésus : les dimensions d'enseignement et de conversion sont maintenues, tandis que l'idée de disponibilité aux intentions de Dieu devient l'acceptation de l'envoi aux quatre coins du monde.
La bulle pontificale de 1540 et les Constitutions reprennent l'idée de mission en fixant les objectifs de la Compagnie de Jésus
La bulle pontificale de Paul III3, édictée en 1540, concrétise l'idée de mission d'Ignace, en fondant l'Ordre. Aider les âmes devient dans le texte papal « aider à l'avancement des âmes dans la vie et la doctrine chrétienne », but assigné à la compagnie. L'accent est mis principalement sur la « propagation de la Foi aux enfants et à ceux qui ne sont pas instruits dans la Foi », ce qui donne à l'ordre une triple vocation : envers la jeunesse, envers les habitants des Nouveaux Mondes, mais aussi envers les protestants, considérés à cette époque comme "hérétiques" et donc non instruits dans la Foi. L'éducation et l'activité missionnaire qui sont les deux ministères principaux des Jésuites découlent donc de la conception de la mission d'Ignace : ils détiennent le charisme d'aider les âmes et doivent donc se concentrer sur ceux qui n'ont pas encore été sensibilisés aux paroles du Christ ; cet enseignement permettra le salut des âmes, la conversion des coeurs. Ce qui chez Ignace était la volonté de suivre l'intention de Dieu devient, dans ce texte fondateur, l'idée d'une disponibilité aux desseins de Dieu. La Compagnie se place sous les ordres du Pape et ses membres peuvent donc être envoyés partout, « chez les Turcs ou tous les autres infidèles, même dans les Indes, soit vers les hérétiques et les schismatiques, ou vers les fidèles quelconques ». Cette idée de disponibilité à la mission confiée par Dieu s'accompagne comme dans la pensée ignacienne de la volonté de faire de celle-ci et de son succès le signe de la présence et de la gloire de Dieu sur terre, ce qui explique la devise de la Compagnie « Ad majorem Dei gloriam ».
Enfin, le nom même choisi par Ignace pour nommer l'Ordre témoigne de l'engagement militant de celui-ci au sein du monde. En plus de la dimension de proximité, ce nom de compagnie fait avant tout référence au domaine militaire, à une « milice du Christ » comme il est inscrit dans le texte de Paul III. Les premiers compagnons, rassemblés après le serment de Montmartre en 1534, répondaient à ceux qui les interrogeaient : « Nous sommes réunis sous la bannière de Jésus-Christ pour combattre les hérésies et les vices : nous formons donc la Compagnie de Jésus. »
Ainsi, les conceptions ignaciennes de la mission, fondées sur la volonté d'enseigner les choses de Dieu pour le salut des âmes ont donné naissance à la vocation missionnaire des Jésuites.
La mission chez les premiers Jésuites : modèle apostolique et respect des conceptions ignaciennes
Sans aller jusqu'à désigner Saint Ignace, ainsi que le fait J. Crétineau-Joly, comme le « Christophe Colomb de la sanctification »4, il convient de voir en lui le continuateur des apôtres. Le Père Nadal, un des premiers compagnons, souligne cet aspect par cette assertion : « Paul représente notre ministère ». John O'Malley parle d'un modèle apostolique (« apostolic pattern »5), ce qui signifie à la fois la filiation avec un modèle ancien (celui des premiers apôtres), mais aussi l'originalité de la conception ignacienne de la conversion par la persuasion (notamment grâce au formidable outil que représentent les Exercices Spirituels). L'idée de mission va de pair avec cette conception de l'apostolat ; dans les Constitutions, l'exigence apostolique de la communauté est définie en ces termes : « voyager à travers le monde et vivre n'importe où il y a espoir de rendre grand service à Dieu et aider les âmes ».
Les premiers Jésuites sont aussi animés par un esprit militaire qui fortifie leur volonté apostolique. Le P. Nadal décrit les compagnons comme « Militare Deo sub vexillo crucis », des soldats de Dieu sous la bannière de la croix. Comme le montre J. Crétineau-Joly, Ignace considère le Christ comme un général combattant les ennemis de la gloire divine et appelant tous les hommes à se ranger sous son drapeau, ce qui explique son désir de former une armée dont Jésus serait « le chef et l'empereur »6. J. O'Malley nuance cette approche du dessein ignacien en insistant sur la volonté, par ce vocable militaire, de faire référence aux grands ordres médiévaux, et de revenir à une pureté première de l'engagement aux côtés du Christ, dans une période de corruption des ordres religieux traditionnels.
Cette approche donne aux premiers Jésuites un style missionnaire novateur. L'importance prise par la suite par les missions ne doit pas faire oublier le rôle joué par la Compagnie dans la Contre-Réforme, ou encore dans l'éducation (comme le rappelle le P. Polanco, chaque jésuite doit prendre part à la mission d'éducation). En ce qui concerne les missions lointaines, le premier grand jésuite missionnaire, Saint François-Xavier, est envoyé par le roi du Portugal Jean III aux Indes, à Goa. Cette date marque le début de l'essor missionnaire de la Compagnie, qui connaît son apogée au XVIIème siècle. Leur méthode se démarque à l'origine de celle des autres ordres missionnaires de l'époque, par la volonté de persuader, l'effort de discussion avec les indigènes (François-Xavier apprend ainsi les langues vernaculaires), la volonté de sensibiliser au message du Christ plutôt que de l'imposer sans en faire comprendre le sens. Certes, la méthode des compagnons peut être qualifiée d'« aggressive and apostolic »7, mais la dimension d'adaptation culturelle est aussi présente, dans la continuité de l'idée d'avancement des âmes par la révélation des « choses de Dieu ».
Un autre trait de cette activité réside dans l'intérêt porté par les Jésuites aux élites. Cette pratique est la conséquence de la volonté de faire progresser la cause de la Foi le plus rapidement possible. S'appuyer sur les élites revient à agir « Ad majorem Dei gloriam »8. De même la Compagnie cherchera souvent à jouer un rôle dans le gouvernement des âmes des élites européennes, notamment grâce à la présence de nombreux confesseurs jésuites dans les Cours. Ainsi ne faut-il peut-être voir dans la casuistique qu'une approche de l'avancement des âmes par la persuasion...
L'idée de mission dans la pensée du fondateur de la Compagnie de Jésus éclaire d'un jour nouveau l'activité missionnaire de l'Ordre, et sa place relative par rapport aux autres ministères, liées entre eux par ces deux idées centrales de la pensée ignacienne : d'une part, la nécessité d'aider les âmes à trouver le chemin vers le Christ, grâce au modèle de conversion et de persuasion que représentent les Exercices spirituels, et d'autre part, la soumission aux desseins de Dieu, par la disponibilité à l'envoi - particulièrement vers les populations que met en avant la bulle pontificale : les enfants et ceux qui ne sont pas encore instruits dans la Foi. Ces deux impératifs ne sont que les deux faces d'un même combat pour la plus grande gloire de Dieu et de Son fils Jésus.
Notes
Bonjour Jean, merci pour ce texte très intéressant, je souhaiterais néanmoins réagir sur la phrase concernant les protestants, au delà d'un discours sur l'hérésie, il s'agissait également via ce qu'on appellera la Contre réforme, particulièrement soutenue par les Jésuites, de lutter contre l'expansion du protestantisme. Et ce, en revenant justement aux textes, ce que demandait Luther, notamment. En tant que protestante luthérienne, je trouve en effet la phrase concernant la triple vocation assez choquante d'autant plus, que la pratique jésuite répondait surtout à une crainte de l'Eglise catholique de voir partir les siens, l'argument concernant l'hérésie me semble donc d'une certaine "mauvaise foi". Espérons en tous cas que ce nouveau Pape, que j'ai trouvé particulièrement touchant hier, permette d'avancer vers plus d'oecuménisme avec l'ensemble des églises chrétiennes. Je suis allée plusieurs fois à St Ignace à Paris, et c'est effectivement la pratique dans laquelle je me retrouve le plus car elle n'est pas si éloignée de la mienne. Je t'embrasse et j'espère que tu vas bien. Catherine Marcadier
Rédigé par : Catherine Marcadier | 14/03/2013 à 23:25
Chère Catherine,
Merci pour ton commentaire. En effet, comme tu t'en doutes, je n'exprime pas un avis personnel mais la justification à l'époque des trois cibles prioritaires qui ont été à l'origine de l'engagement des Jésuites dans trois directions particulières : l'éducation, les missions lointaines et ... la Contre-réforme. L'argument hérétique permettait d'expliquer pourquoi il fallait recommencer l'enseignement à la base, alors même que, comme tu le soulignes, la pratique, notamment intellectuelle, est assez proche. Ces temps sont heureusement révolus, et j'espère aussi que l'oecuménisme sera un dossier important de ce magistère. A très bientôt j'espère ! je t'embrasse Jean
Rédigé par : Jean Spiri | 18/03/2013 à 09:47