Madame la Ministre,
Parmi vos attributions figure une nouveauté, l’égalité des territoires. Disons-le d’entrée de jeu, notre sensibilité politique n’est pas la même que la vôtre. Mais, issus d’une nouvelle génération proche du terrain, nous pensons qu’une question aussi essentielle doit faire l’objet d’un vrai débat. La campagne des législatives, qui vient de s’ouvrir, doit notamment permettre à chaque famille politique d’exprimer sa vision de l’avenir de nos territoires.
En premier lieu, un constat. Si les inégalités territoriales ne sont pas nouvelles, elles sont souvent passées au second plan, derrière d’autres combats pour l’égalité : les luttes sociales, l’égalité entre les sexes, l’égalité des chances ou entre les générations.
Régulièrement pourtant, la fracture territoriale ressurgit comme clef d’analyse. Ce fut le cas au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, qui a révélé une forte poussée du Front National, dans la France rurale et périurbaine. Mais il y a davantage de commentateurs disposés à chercher les causes de cette rupture profonde que de responsables publics résolus à s’y attaquer.
Ces inégalités sont pourtant criantes. En matière de pouvoir d’achat par exemple, on constate un écart du coût de la vie de l’ordre de 13 % entre l’Ile-de-France et la province. Sur le front de l’emploi, le taux de chômage en zone urbaine sensible (ZUS) est le double de la moyenne nationale.
Les inégalités dans l’accès à la santé sont importantes, et s’expliquent notamment par des différences dans la démographie médicale, qui varie de 238 médecins pour 100 000 habitants en Picardie à 742 à Paris. Et que dire du logement, avec des prix de l’immobilier en moyenne de 4 540 € le m² en Ile-de-France contre 1 340 € dans le Limousin. Nous aurions pu continuer encore longtemps la litanie des inégalités entre les citoyens sur les territoires. Petite enfance, éducation, transports, etc. Aucun temps de la vie n’est épargné ! Et aucun territoire…
Car cette fracture n’est pas à sens unique. Certaines inégalités sont ainsi le lot commun des urbains, d’autres des ruraux. Au sein même des villes ou des campagnes, des contrastes profonds se font jour.
Mais au-delà du diagnostic, nous sommes convaincus qu’il est temps d’agir.
Cela exige d’abord de fixer les bons objectifs. Vous ne réaliserez pas l’égalité en dépossédant certains territoires de leurs atouts aux profits d’autres. Le "partage du gâteau" ne peut tenir lieu de politique. Il ne s’agit pas seulement de corriger les inégalités, mais bien de donner aux territoires les moyens de créer plus de richesses.
Si la justice doit être au cœur de la nouvelle vision territoriale, l’innovation et la compétitivité ne peuvent pas être oubliées : nos territoires, qui ne doivent pas se cantonner au rôle de guichets sociaux, peuvent jouer un rôle central dans la relance de notre économie.
Cela exige ensuite de choisir les bons moyens. Corriger les inégalités entre les territoires est une chose, traiter celles entre les citoyens sur les territoires en est une autre. L’un appelle une action sur les structures, l’autre directement auprès des citoyens.
Trop longtemps, l’aménagement du territoire a été vu comme la seule solution. La lutte contre les inégalités territoriales a consisté en des investissements "sonnants et trébuchants" touchant aux structures, et non aux individus : une ligne TGV par ci, une route par-là.
Ces politiques sont nécessaires, elles ne sont absolument pas suffisantes. Prenons l’exemple des zones franches urbaines : favoriser l’installation d‘entreprises dans ces quartiers qui en comptent peu, c’est rétablir une égalité entre territoires. Mais rien ne dit alors que ce sont les habitants de ces quartiers, au taux de chômage record, qui en profiteront… D’où la proposition du Conseil économique, social et environnemental d’attacher les exonérations de charges aux personnes et non aux entreprises.
L’égalité des territoires, telle que nous la concevons, c’est l’égalité des citoyens sur les territoires, une égalité réelle, qui s’intéresse davantage aux effets de la loi qu’à l’égalité formelle, celle des apparences. Cet égalitarisme de façade est peut-être bien commode, mais il est inefficace. Notre conception de l’égalité autorise la création de différences de traitement pour corriger les inégalités.
C’est une idée qui a fait son chemin ces dernières années dans d’autres domaines comme la politique de parité, ou encore dans l’éducation, avec l’exemple de ces filières d’admission aux grands établissements réservées aux jeunes issus des quartiers. C’est ce que nous proposons de transposer à la question des territoires : appliquer des politiques de discrimination positive territoriale.
Au-delà des intentions louables, c’est bien ce changement de modèle qui seul permettra d’atteindre l’égalité réelle. Et il ne sera possible que dans le cadre d’une réforme importante de nos institutions.
Une réforme de notre appareil statistique, pour enfin mesurer de manière précise ces inégalités territoriales et raisonner, par exemple, en parité de pouvoir d’achat comme c’est le cas au niveau de l’Union Européenne.
Une réforme de notre cadre juridique, qui aujourd’hui n’autorise qu’avec parcimonie, pour des expérimentations, des politiques qui rompent avec le traitement indifférencié des citoyens sur le territoire. C’était l’une des avancées fortes de l’acte II de la décentralisation mis en œuvre par Jean-Pierre Raffarin, preuve que la droite et le centre n’ont pas attendu le nouveau gouvernement pour être à l’avant-garde en matière de politiques territorialisées.
Une réforme de la décentralisation, enfin. Il ne suffira pas de pratiquer la politique de la table-rase, comme vous l’avez annoncé durant la campagne présidentielle en souhaitant revenir sur la réforme courageuse du conseiller territorial voulue par Nicolas Sarkozy. Pas plus qu’il ne s’agira de transférer aveuglément des compétences à des collectivités qui ne savent ou ne peuvent les assumer. C’est bien un acte III de la décentralisation que nous appelons de nos vœux, qui institue une nouvelle donne dans la répartition des pouvoirs entre Etat et collectivités territoriales.
Dans ce nouvel équilibre, les collectivités auraient véritablement les moyens de mener des politiques territorialisées en matière économique et sociale, elles en assumeraient la responsabilité de manière cohérente, mais elles seraient mieux et davantage contrôlées par l’Etat. Celui-ci se concentrerait sur ses missions régaliennes et assurerait, au travers de l’évaluation des politiques publiques, le rôle de "gardien" de l’égalité et de la cohésion nationale.
Ce bouleversement de l’organisation politique de notre pays, à l’image de ce qui se pratique ailleurs en Europe, est une condition nécessaire pour parvenir à l’égalité des territoires. Nous constatons malheureusement que la décentralisation ne figure pas parmi vos attributions, ce qui interroge sur vos marges de manœuvre réelles.
Il vous appartient donc aujourd’hui de ne pas faire de "l’égalité des territoires" un intitulé cosmétique qui aura vécu le temps d’un printemps gouvernemental. Il nous appartient de développer nos propositions, celles d’une opposition vigilante et constructive.
Quelle que soit la majorité nouvelle qui se constituera au lendemain des élections législatives, cette ambition pour l’égalité des territoires nécessitera de mobiliser largement l’ensemble des forces vives de notre pays. Sans sectarisme ni idéologie, il s’agira de faire vivre une idée neuve : de l’égalité entre les territoires dépendent aussi bien la cohésion de notre société que l’avenir de la France.
Jean Spiri, Alexandre Brugère et Elise Vouvet
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